« Il me suffit d’habiller le paysage avec le vocabulaire des contrôleurs du moyen âge, de compter soudain les routes en lieues, les arbres en pieds, les prés en arpents, jusqu’aux vers luisants en pouces, pour que les fumées et les brouillards montant des tours et des maisons fassent de notre ville une de ces bourgades que l’on pillait sous les guerres de Religion, et que je me sente l’âme d’un reître ou d’un lansquenet ».
Quelques chose du lyrisme du Contrôleur des poids et mesures de Giraudoux (Intermezzo, acte III) se retrouve chez Alexis Guillemot. Ce fils de charron né à Faux-Fresnay (Marne) étudie à l’école normale de Châlons et devient en 1869 instituteur puis vérificateur des poids et mesures. Après avoir exercé à Valenciennes et Rocroi, il est affecté dans la Marne, à Vitry-le-François puis à Châlons. Ses compétences lui permettent de devenir inspecteur régional des poids et mesures, en 1910, et membre de la commission nationale de métrologie. Républicain engagé, il est élu conseiller municipal en 1904 et garde son mandat jusqu’à sa mort.
Guillemot ne commence à publier que tardivement. Sa première œuvre, une monographie de 362 pages consacrée à l’histoire de son village natal, est éditée en 1896. Elle lui vaut une médaille d’or de la SACSAM (Société d’Agriculture, Commerce, Sciences et Arts de la Marne). L’année suivante, il est reçu dans cette société dont il devient un membre actif avant de la présider de 1909 à 1911.
A partir de 1900, Guillemot fait paraître régulièrement de courts textes historiques et surtout folkloriques. En 1908, il rassemble ses écrits antérieurs en un recueil, Les Contes, légendes, vieilles coutumes de la Marne, tome 1. Sa mort prématurée ne lui permet pas de donner un deuxième tome à son œuvre, malgré l’importante documentation qu’il a réunie. Une sélection de ses textes peu connus ou restés manuscrits sont publiés par Germaine Maillet en 1982 sous le titre : Les contes de Guillemot et la vie d’autrefois en Champagne. Il faut attendre 2021 pour que Bruno Malthet réunisse la presque totalité des écrits de Guillemot sous le titre : Contes & Légendes de la Marne : et autres récits.
–Faux-Fresnay ancien et moderne (1897)
–Contes, légendes, vieilles coutumes de la Marne. Vol. I (1908)
-Germaine Maillet, Les contes de Guillemot et la vie d’autrefois en Champagne : 1850-1914 (1982)
–Contes & Légendes de la Marne : et autres récits (2021)
« Je pars de très bonne heure par le train et tout en contemplant les plaines de ma Champagne, je pense à la légende recueillie la veille, je bâtis dans la tête le plan de la nouvelle et, rentré le soir dans mon bureau, je prends du papier et ma plume court, court ».
Ce propos rapporté par un ami d’Alexis Guillemot nous renseigne sur sa méthode. D’abord, la collecte : Guillemot connaît à fond l’arrondissement dont il a la charge, il profite de ses tournées pour « interroger les vieillards, fouiller les archives » et constituer un réseau de correspondants – médecins, instituteurs – menant des recherches pour son compte. Dans un article presque féministe, Germaine Maillet vante une de ces petites mains, Joséphine Brûlfer, dont le style lui semble valoir celui du maître. Ensuite, « bâtir le plan de la nouvelle » – car Guillemot fait œuvre d’auteur, Germaine Maillet lui reproche même de rechercher les effets littéraires.
L’œuvre de Guillemot compte plus de cent chapitres, couvrant la Marne entière. Chapitres variés : Guillemot folkloriste cède souvent le pas à l’historien pour de petites monographies sur les guerres de religion à Sézanne, la culture des sapins ou des choux, l’étrange destin d’une enfant sauvage au 18e siècle. Il recense avec quelque peu d’ironie les légendes locales : récits de miracles expliquant l’assèchement de la fontaine de Perthes-les-Hurlus ou le mutisme des crapauds du marais de Saint-Gond. Comme Germaine Maillet plus tard, Guillemot rapporte des coutumes de mariage et de festivités diverses, telles la fascinante « noyade du couperon » le Mercredi saint. Le terme couperon désigne une petite lampe à huile en argile qui éclaire les veillées pendant l’hiver avant d’être jetée à la rivière au retour du printemps, aux cris de « I noye, i noye, i noye, le couperon ». Et Guillemot de fustiger « l’ingratitude sans nom » avec laquelle le « bienfaisant couperon » est supplicié ; et de détailler les variantes de la cérémonie entre Suippes, l’Argonne et Châlons.
Pour Guillemot, si la campagne champenoise n’est pas propice aux récits fantastiques et mystérieux, elle se prête aux contes, mais pas n’importe lesquels : des contes « honnêtes, gais et sensés », bien différents des « contes graveleux du Lorrain » ou des contes du Bourguignon « remplis de massives beuveries ». Des contes trop peu nombreux, disparus pour la plupart avec le patois dans lequel ils étaient dits. On partage les regrets de Guillemot en lisant la poignée de récits particulièrement savoureux qu’il a réunis en patois de l’Argonne, de Sézanne et de Courtisols. Ce gros village de Courtisols qui fournit quantité d’histoires réjouissantes, les Courtisiens étant, selon Guillemot, « quelque chose comme des Auvergnats champenois ».
Les « Dossiers Guillemot » conservent des brouillons et notes de l’auteur, de la documentation, des courriers de ses correspondants et des reproductions des textes publiés dans les journaux. En 1930 la veuve d’Alexis Guillemot en fait don au Comité du Folklore Champenois, dont les archives aboutissent à la bibliothèque de Châlons dans les années 1990.