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Les prix littéraires dans la Région Grand-Est

Qu’est-ce qui met la région en émoi tous les ans en novembre ? Qu’est-ce qui mobilise journalistes et amoureux des lettres en Alsace et en Lorraine ? C’est la saison des prix littéraires qui s’égrènent tout au long du mois, à Paris, certes, mais aussi dans le Grand-Est : prix Erckmann-Chatrian proclamé le premier lundi de novembre depuis l’Hôtel de ville de Metz, Prix Moselly à la fin du mois à Toul, remise du Prix Maurice Betz au Salon du livre de Colmar (même si le nom du lauréat est connu dès octobre).

Les prix littéraires constituent un marqueur important de la vitalité des lettres dans la Région Grand-Est. Ils s’enracinent dans l’histoire tourmentée d’une région-frontière, où les pratiques littéraires sont liées aux usages parfois conflictuels et identitaires de l’allemand et du français, aux concurrences mémorielles, aux multiples relectures de l’histoire. Ils constituent une instance de reconnaissance littéraire ou érudite non seulement des auteurs primés, mais aussi du territoire qui revendique une sorte de filiation géographique entre l’écrivain et le lieu qui l’a vu naître, où il habite ou encore sur lequel il écrit. La visibilité médiatique profite autant aux lauréats qu’au territoire. Pour les auteurs qui n’ont pas encore de reconnaissance nationale, et pour leurs éditeurs à l’assise régionale, le prix est aussi une légitimation de leur travail et la promesse d’une notoriété plus grande.

Le prix Erckmann-Chatrian, doyen des prix littéraires régionaux, est l’émanation du Comité Erckmann-Chatrian fondé en 1913 à l’initiative de Georges Sadler (1879-1958), musicien et homme de lettres, et d’Émile Hinzelin (1857-1937), poète et romancier né à Nancy et spécialiste de l’œuvre d’Émile Erckmann et d’Alexandre Chatrian, deux auteurs lorrains dont les romans exaltent l’attachement aux provinces de l’est, en particulier après la défaite de 1870. Hinzelin est un de ces patriotes revanchards, soucieux de lutter contre la germanisation culturelle de l’Alsace et de la Lorraine. Le président de la République, Raymond Poincaré, approuve le projet. Le comité, initialement présidé par Hinzelin, entend promouvoir les œuvres en langue française produites dans les territoires annexés par la Prusse, en se fondant sur l’esprit d’Erckmann et de Chatrian. Il regroupe une vingtaine de personnalités lorraines et a pour présidents d’honneur, élus à l’unanimité, Maurice Barrès et le maréchal Lyautey, deux autres personnalités importantes du patriotisme lorrain. Une fois les « provinces perdues » revenues dans le giron français, le Comité recentre ses activités sur la promotion de la culture lorraine et crée le Prix Erckmann-Chatrian, décerné pour la première fois en novembre 1925. En 1945, la presse nationale le baptise « le Goncourt lorrain ».

Présidents du Comité ou lauréats illustrent les valeurs littéraires portées par le prix : Pierre Marot, Jean Lhote, Roger Bichelberger, Michel Caffier, Philippe Claudel, Gilles Laporte, Gaston-Paul Effa, Joël Egloff, Pierre Pelot, Gérard Oberlé, Michel Bernard, Yves Simon, Maria Pourchet, Hélène Gestern… et tant d’autres ont été récompensés en raison de la valeur de leur œuvre qui porte haut la réputation littéraire de la Lorraine depuis près d’un siècle.

Après la Seconde Guerre mondiale, d’autres prix émergent dans les territoires de l’Est de la France. En 1949, c’est le nom d’Émile Chenin, dit « Moselly » (1870-1918), qui est choisi comme patronage du prix initié par le Cercles d’études locales du Toulois. Ce prix récompense une nouvelle inédite dont la Lorraine est le théâtre et est remis annuellement par la Ville de Toul. Le choix de Moselly n’est pas innocent car il contribue, de la même manière que les noms d’Erckmann et de Chatrian, à intriquer les lettres nationales et l’écriture du terroir, concédant dès lors une véritable « noblesse » à la littérature régionaliste. Lorrain d’origine, Émile Moselly n’est pas, en effet, un obscur écrivaillon local. C’est un proche de Charles Péguy et il obtient le Prix Goncourt en 1902 pour Jean des Brebis ou le livre de la misère et Terres lorraines.

Tout autant portée par l’attachement au territoire – alsacien cette fois – est la carrière littéraire de Maurice Betz (1898-1946), qui a donné son nom à un prix littéraire à l’initiative de sa veuve, Madame Betz, en 1957. Homme de lettres né à Colmar, il est surtout connu pour son œuvre de traducteur d’auteurs de langue allemande : Nietzsche, Rilke et Mann notamment. Il a vécu intimement la difficile fidélité à l’influence française, en famille, face aux efforts de germanisation de ses enseignants au lycée de Colmar. Il lit et écrit dans les deux langues. La Première Guerre mondiale lui fournit le moyen d’obtenir la nationalité française, en se faisant recruter dans la Légion étrangère. En marge de son métier d’avocat, il connaît après la guerre une notoriété littéraire nationale, avec son roman Rouge et Blanc (1923) qui relate l’histoire de deux lycéens de Colmar, l’un Alsacien et l’autre Allemand, au temps de la domination prussienne. Son œuvre de traducteur est considérable et a contribué à faire connaître l’œuvre de Rilke en France. Le prix Maurice Betz récompense non pas un livre, mais la totalité d’une œuvre. Plusieurs universitaires strasbourgeois ont été récompensés par ce prix : le dialectologue Raymond Matzen (1991), l’historien Claude Muller (1996), le théologien Marc Lienhard (2000). Il n’est plus remis tous les ans mais continue de se réclamer de la tradition humaniste de l’Alsace. Il est décerné par l’Académie d’Alsace des sciences, lettres et arts.

Peu après, c’est l’Académie Stanislas, à Nancy, qui crée le prix Georges Sadler, en 1961. Là encore, le recours à une figure emblématique de la culture régionale que Sadler a contribué à identifier et valoriser, notamment par ses travaux en musicologie et ses textes patriotiques, n’est pas innocent : il indique dans un périmètre culturel que le prix entend baliser, année après année pour faire ressortir la singularité de la Lorraine dans l’ensemble des régions françaises. Il est décerné à un ou plusieurs ouvrages prose, romans ou essais, en rapport avec la Lorraine, écrit par un auteur d’origine lorraine ou habitant dans la région. Il a mis et met encore en lumière des auteurs qui font par ailleurs une prometteuse carrière littéraire ou académique.

Ce mouvement de récompense des « Lettres de l’Est » semble s’essouffler au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Certes, les jurys existants délibèrent avec régularité, désignant tous les ans des lauréats, mais aucun nouveau prix littéraire n’est créé jusqu’aux années 1980, si on exclut quelques tentatives éphémères comme le Prix des Conseils généraux de Lorraine en 1965. À partir des années 1980, les prix littéraires ont connu un nouveau souffle. La Feuille d’Or de la Ville de Nancy est décernée au cours du Livre sur la Place depuis 1986 et a distingué, par exemple, François Bon, Élise Fischer, Anne-Sophie Brasme, Éric Reinhardt, Benoît Duteurtre, Carole Martinez, Matthieu Jung et bien d’autres. . . 
En 1991, sous l’égide de la Fondation de France, la Fondation Claire et Yvan Goll a créé le Prix International de Poésie francophone Yvan Goll, qui récompense un recueil de poésie contemporaine. Ce prix associe les Amis de la Fondation, dont le siège se trouve à Saint-Dié-des-Vosges. 
En 2004, le prix Nathan Katz, créé par l’Association Eurobabel et parrainé par l’Office pour la Langue et les Cultures d’Alsace et de Moselle (OLCA), entend favoriser la traduction de la littérature alsacienne de toutes les périodes – du Moyen Age à nos jours – pour rendre accessible en français des textes méconnus. Les traductions sont opérées du moyen haut-allemand ou allemand, latin ou dialecte alsacien et a permis de faire renaître des figures comme celles de Catherine de Gueberschwihr, Jean Geiler de Kaysersberg, Lina Ritter ou Émile Storck. L’œuvre de Bernard-Marie Koltès a aussi suscité des concours et des prix. Depuis 2017, des classes de lycées collaborent avec le Théâtre National de Strasbourg pour départager trois pièces de théâtre contemporain tout en découvrant le monde du théâtre de l’intérieur. Les élèves votent ensuite pour une pièce et remettent le prix à l’artiste lauréat. Par ailleurs, depuis 2021, un concours d’écriture permet de candidater au prix Bernard-Marie Koltès, qui récompense une pièce de théâtre « jamais jouée, jamais publiée », dans l’esprit de l’œuvre du dramaturge.

Ainsi s’élabore, au fil des années, une galerie d’auteurs, romanciers, poètes et dramaturges, de l’est de la France, qui donnent à cette région une aura littéraire considérable.

 

Fabienne HENRYOT (Enssib, Lyon)

Littératuresque